26 janvier 2019. Je ne suis guère enthousiasmé par le retour au Théâtre du Capitole de l’Espagnol Emilio Sagi avec "Lucrezia Borgia", après y avoir vu sa mise en scène sans saveur du "Turc en Italie", de Gioachino Rossini. Avec cette production du Palau de les Arts Reina Sofia de Valence, l’ouvrage de Gaetano Donizetti entre au répertoire de l’opéra toulousain. Le compositeur est l’auteur de plus de soixante-dix opéras écrits à l’âge d’or du bel canto, cette technique caractéristique du romantisme à l’italienne qui met en valeur le chant par le biais de grands airs ou d’impressionnantes vocalises. "Lucrezia Borgia" a été composé en quelques mois seulement. Inspiré du drame de Victor Hugo, le livret de Felice Romani est situé à Venise et à Ferrare, au XVIe siècle, et raconte comment Lucrèce Borgia, croyant supprimer ses ennemis, empoisonnera son fils illégitime, seul homme à trouver grâce à ses yeux. À partir de l’être monstrueux décrit par Hugo, Romani et Donizetti ont dessiné une héroïne romantique à la personnalité bien plus ambiguë : dans cet ouvrage puissant, où les passions humaines et politiques sont exposées avec une acuité sans précédent, Lucrezia y passe tour à tour de l’élégie à l’imprécation, de la supplication à la colère. Les plus grandes divas du bel canto se sont emparées de ce personnage, de Leyla Gencer à Montserrat Caballé en passant par Joan Sutherland. Annick Massis s’y attaque aujourd’hui à Toulouse en toute démesure. Je lis la description qu’elle dresse de ce rôle, dans un entretien donné au Théâtre du Capitole: «Donizetti offre, comme toujours dans ses œuvres, un énorme panel expressif. Dans l'opéra, on la voit séductrice, mère, femme de pouvoir, empoisonneuse, et cela en fait donc une protagoniste de haut vol, d'un grand pouvoir dramatique et qui a accès à une grande étendue d'expressions différentes. Vocalement, c'est un mélange tour à tour de beauté vocale et de virtuosité dramatique. C'est une partie vocale énorme, qui requiert avant tout une grande constance de style belcantiste». Je suis vite ébloui par la magnifique présence scénique de la soprano, autant que par les couleurs et l’endurance de ses prouesses vocales, toutes en souplesse et clarté. Annick Massis exhibe ici les multiples bénéfices d’une longue carrière. Je suis conquis par son duo avec la basse allemande Andreas Bauer Kanabas, somptueux duc Alfonso d’Este. Si j’apprécie les belles qualités vocales d’Éléonore Pancrazi dans le rôle de Maffio Orsini, la mezzo-soprano française a pourtant du mal à s’imposer faute de projection sonore et d’incarnation. Mert Süngü est un Gennaro – fils de Lucrèce – méritant, mais je suis rebuté par le timbre de ce jeune ténor d’origine turque. Galeano Salas (Liverotto) et François Pardailhé (Vitellozzo) complètent le trio de ténors interprétant les jeunes nobles au service de la République vénitienne. Je suis convaincu par le Rustighello du ténor Thomas Bettinger, et je suis toujours impressionné par les apparitions de Julien Véronèse, ici sous les traits de Gubetta. Si les déplacements de tous ces personnages, comme ceux incarnés par les chanteurs du chœur, me paraissent réglés avec précision, je n’adhère ni à la direction d’acteurs caricaturale ni à l’esthétique plutôt laide de cette production qui illustre le livret sans réelle pertinence. La direction musicale est assurée par le jeune chef italien Giacomo Sagripanti. S’il fait à cette occasion ses débuts au Théâtre du Capitole, j’ai déjà apprécié ses qualités la saison dernière, à la Halle aux Grains, lors d’un concert de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse. J’admire son sens affirmé des nuances qui donne de la vigueur au drame et soutient la distribution avec délicatesse et acuité. Je suis subjugué par les vocalises finales d’Annick Massis, mais celle-ci peine pourtant (faute de direction d’acteur ?) à masquer les efforts nécessaires pour livrer une performance aussi extraordinaire… Elle est récompensée de tant de virtuosité par de longues acclamations !
"Lucrezia Borgia"© Patrice Nin